Full resolution (TIFF) - On this page / på denna sida - Torsten Eklund: Lettres de Stockholm par Auguste Strindberg
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124 Torsten Eklund
crainte d’exciter la jalousie des dieux grincheux, et afin d’apaiser
leur mauvaise humeur, ön présente des offrandes.
Le plus renommé de tous ces ordres est un centenaire qui
pörte un nom tout à fait francais: Par Bricole. On fait remonter
1’origine de cette curieuse confrérie à 1’époque de Gustave III, et
ön nomme comme son fondateur le poête national Bellman. Rien
de plus inimitable, de plus étrange que ce poête de l’eau-de-vie.
Je ne saurais en fait vous donner une notion juste de ce
phéno-mêne hyperboréen, tout il est hors de pair dans la bizarrerie.
Un coupletier tres habile, d’avant la Revolution faiseur de vers
tant bien que mal rimés qui applique une grêle de möts, de
méta-phores à des mélodies prises au hasard, pour la plupart dans des
operettes, dans des cantiques ou des chansonnettes françaises du
dernier siêcle. Ce qu’il chante, ma foi! je n’en sais rien au juste.
Des ivrognes, des filles de mœurs relächées, des décrépits de toutes
classes, enfin un naturaliste avant le naturalisme, moins le point
de depart. Le milieu pour le milieu sans rapport avec les
per-sonnages.
Sa soi-disant poésie sent l’eau-de-vie, les ordures, morales et
matérielles. Les figures sont grotesques, fumeuses, impossibles à
saisir.
On dirait des images chinoises peintes sur la porcelaine. Mal
dessinées, sans corps, sans perspective, elles donnent le vertige.
Parfois ön trouve des paysages exquis, genre Watteau, vaporeux,
fugitifs, incorrects, les détails accumulés, entassés sens dessus
des-sous ... Et ce poête est canonisé par 1’Académie, les savants de
1’üniversité ont fait des conférences justement comme en ont fait
les Italiens sur la Divina Commedia, et ön en a dressé des
com-mentaires volumineux; le peuple chante encore ces bêtises, les
or-chestres jouent les »mélodies immortelles» de Bellman (lequel nJen
a pas composé une seule) et —- comble de monstruosité — les
Goodtempliers mêmes ne se font pas scrupule de presenter ces
chansons de folie ébrieuse dans leur Concerts de tempérance. Cest
à n’en rien croire. Un curé avait défendu les chansons de
Bellman, ridiculisant Thistoire biblique de Suzanne et des deux
Vieil-lards, annoncées sur le programme d’un concert qu’avaient voulu
donner des chanteurs ambulants dans son église. Il fut persécuté
dans toute la presse comme un ignorant, et cela par des personnes
tres chrétiennes.
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